Le triangle Larian, au matin d’une ère sans date.

Quelles sont mes chances d’arriver à destination avec ma perforation du talon ? J’y arriverai certainement en passant par la forêt, mais je devrai commencer par une séance de remise en état à l’infirmerie qui me fera perdre du temps et beaucoup de points.

Ne pas retourner en cellule ? Quelle idée, personne ne fait ça !

Malgré les sangsues, la forêt m’effraie moins que le tunnel, parce que dans le tunnel, personne ne s’y est jamais aventuré. Je crois que c’est un risque à prendre.


Il n’y a pas de borne contre laquelle appliquer mon badge pour payer mon passage à l’entrée du tunnel. La voie est libre, mais il fait nuit noire. Au premier de mes pas, le sol cède sous mes pieds. Je me retrouve sur les fesses, partie pour une longue glissade quand, au bout de quelques secondes, j’atterris les quatre fers en l’air, entourée d’une multitude de versions de moi-même, arborant toutes le même air ahuri.

Après m’être cognée plusieurs fois et avoir tâtonné dans l’espoir que l’un des miroirs cède la place à une issue, je ne vois toujours pas comment sortir d’ici.
Le temps presse, car les retours de permission sont minutés. Quiconque fait son arrivée en dehors du temps imparti est sanctionné de la soustraction d’un certain nombre de points.

Tu aurais mieux fait de faire comme tout le monde,
semble dire mon reflet sur l’un des miroirs.

Tu t’es crue mieux que les autres ? me dit un autre en ricanant.
Les remarquent fusent et m’agacent ; ces reflets mériteraient une
bonne correction.

La légende, tu l’as oubliée ?

Tu vas mourir ici, ajoute un autre reflet en me fixant méchamment,
seule avec ton arrogance !

Un coup de tête bien placé entre les deux yeux pour casser en deux la rabat-joie qui me nargue. Sept ans de malheur, tant pis. J’essuie du revers de la main la ligne rouge qui s’écoule de mon front. Derrière ? Une ouverture ! Un passage dans lequel je m’engouffre. J’abandonne les voix à leur litanie barbante pour m’introduire sur une voie rectiligne, puis sortir de terre près d’une roche à la lisière du bois.


Enfin, j’aperçois au loin, mes congénères qui passent leur badge pour entrer en rang d’oignon. Mais de ce côté, un monde libre. À perte de vue, la forêt, des vallons et plus loin, le lac, des montagnes. Je n’aime pas la cellule et son fonctionnement, mais qu’est-ce que je connais à la vie sans badge, sans compteur, sans borne de paiement et sans points !

La liberté s’offre à moi…

Je rejoins mes congénères à l’entrée principale. Entourée des barbelés, de la cour, la cantine, l’infirmerie, ce complexe de bâtiments qui s’étend sur des centaines de kilomètres carrés, j’en connais tous les recoins. Ici, je suis libre.

La liberté s’offre à moi…

Et c’est elle que je m’apprête à choisir quand un éclair surgit du ciel sans nuage. Me voilà projetée plusieurs mètres en arrière, à l’intérieur d’un bassin creusé dans la roche qui m’a laissée sortir de terre et qui camoufle désormais la sortie. Mes membres ne répondent plus, je suis allongée, les eaux souterraines du lac montent et remplissent doucement le bassin, comme le raconte la légende que j’avais oubliée.

…les oiseaux chantent, un écureuil roux grignote une graine de conifère et l’esprit du lac est en paix.

Kokovi Kuhn is based in Geneva. She has a background in visual arts and graduated from the Haute Ecole d’Art et de Design (HEAD), Geneva in 2006. In 2018 she earned a master’s degree in screenwriting at the London Film School.

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